À Montréal, on voit une étrange fascination pour les anciennes gloires qui se permettent d’utiliser leur tribune comme un ring, et qui projettent leur dureté passée sur les gardiens qui tentent aujourd’hui de survivre sous la même pression.
José Théodore fait partie de cette catégorie. Dès qu’il prononce le nom de Jakub Dobeš ou pire, dès qu’il parle de lui sans prononcer son nom, l’aiguille change de tonalité.
Son langage devient sec, son jugement devient tranchant et sa patience disparaît entièrement. Et hier, alors qu’il commentait la défaite de Jacob Fowler contre les Flyers de Philadelphie, Théodore n’a pas pu s’empêcher d’envoyer une nouvelle flèche en direction du Tchèque, tout en tentant de maquiller sa sévérité derrière une analyse technique.
Il a commencé en parlant de Fowler, mais tout le monde a compris que la cible était ailleurs. Son commentaire, en apparence anodin, « J’aime mieux un gardien critique qu’un gardien qui pleure après les matchs », était un tir précis, calculé, dirigé vers une vieille blessure.
Depuis qu’il a ridiculisé Dobeš l’an dernier pour avoir laissé échapper des larmes après une défaite contre les Devils, Théodore n’a jamais reculé. Il en avait même fait une ligne comique :
« S’il pleure en novembre, il va manquer de larmes s’il joue 16 ans comme moi. »
On se souvient de la suite : les mouchoirs, les blagues faciles, les allusions déplacées sur la fragilité émotionnelle. Et depuis, chaque fois que l’occasion se présente, il y retourne.
Hier, il a trouvé une nouvelle porte d’entrée. En analysant Fowler, il a tenu à préciser qu’il préfère un gardien qui accepte ses erreurs, qui les assume publiquement, qui ne se laisse pas submerger par l’émotion.
Sur la forme, il avait raison : Fowler a montré une maturité désarmante après son erreur catastrophique derrière le filet. Mais le sous-texte était violent. Il insinuait que Dobeš est l’autre type de gardien, celui qui “pleure”, celui qui se laisse envahir, celui qui n’a pas l’étoffe mentale.
Il n’avait pas besoin de le nommer pour qu’on comprenne. Chez Théodore, la comparaison n’est jamais innocente. C’est une façon déguisée de rappeler que, dans sa grille de valeurs, Dobeš n’a jamais passé le test.
Et pourtant, il y a une ironie profonde dans ce discours. Théodore sait mieux que quiconque ce que signifie porter un filet à Montréal.
Il sait les nuits blanches, les débordements émotifs, l’exigence démesurée qui avale les jeunes. Il sait aussi qu’à 21 ans, lui-même n’était pas un bloc de granite. Il a pleuré. Il a douté. Il a craqué. Il a été hué, puis adulé, puis hué encore. Il a vécu les montagnes russes psychologiques d’un gardien du CH.
Et malgré cette expérience intime, malgré sa connaissance de la violence émotionnelle de ce marché, il persiste à ridiculiser Dobeš dès qu’il en a l’occasion.
C’est comme si Théodore n’admettait qu’un seul modèle de gardien : le sien. Celui du compétiteur qui transforme le mépris en carburant et qui avale son orgueil au lieu de l’exprimer.
Un modèle respectable, mais qui n’est pas universel. Et surtout, un modèle qui ne convient pas à tous les jeunes qui débarquent dans un environnement qui vous juge avant même de savoir qui vous êtes.
Ce qu’il refuse de voir, c’est que l’émotivité de Dobeš n’est pas un défaut moral, mais un trait humain. Son ancien entraîneur le disait : ce jeune-là ressent tout, assume tout, internalise tout
. Il analyse chaque but, se remet en question sans jamais pointer un coéquipier, prend les défaites comme des dettes personnelles.
À Montréal, c’est une qualité qui peut devenir un piège. Mais c’est aussi une qualité rare, celle du gardien qui se bat pour chaque centimètre, pour chaque arrêt, comme si sa carrière dépendait d’un tir en novembre.
Et c’est précisément cette humanité qui dérange Théodore. Il préfère les gardiens qui encaissent sans broncher, qui retirent le masque et sourient machinalement, qui ne laissent jamais transparaître la moindre fissure.
Mais Montréal n’est plus cette ville-là. Le hockey n’est plus ce sport-là. Les jeunes gardiens sont formés dans une culture où l’émotivité n’est plus un tabou. Et Dobeš n’est pas une anomalie : il est le produit d’une génération qui ose ressentir.
Pendant ce temps, Fowler, lui, incarne l’autre extrémité : le calme chirurgical, la lucidité froide. Et quand il dit, après son erreur : « C’est ma faute, je n’ai pas fait mon travail, je vais apprendre », Théodore l’applaudit. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que cette force intérieure fera un jour face au même mur que tous les autres.
Montréal finit toujours par tester le mental de ses gardiens. Montréal finit toujours par fissurer les certitudes. Montréal finit par dénuder la vérité de ceux qui se croyaient imperméables.
Hier, dans la défaite, Fowler a vécu sa première fissure. Et Théodore, fidèle à lui-même, s’est empressé de l’opposer au Tchèque, comme si l’histoire était déjà écrite.
Comme si l’un était né pour le filet montréalais et l’autre destiné à s’y effondrer. C’est injuste. C’est prématuré. Et c’est exactement ce qui rend le discours de Théodore cinglant : il juge des jeunes hommes comme on juge des produits finis, sans leur laisser le droit de devenir autre chose.
Mais Montréal n’a pas besoin d’un seul modèle de gardien. Montréal a besoin de comprendre que la fragilité n’est pas une faute. Montréal a besoin d’apprendre que l’émotion n’est pas un crime.
Et peut-être que le jour où les anciennes gloires arrêteront de se moquer des larmes, les nouveaux gardiens auront le droit de se relever sans se sentir humiliés.
Théodore peut bien continuer ses piques, ses allusions, ses mouchoirs métaphoriques. Il ne changera rien au fait que Dobeš est un compétiteur pur, un joueur qui joue avec son cœur, un gardien qui refuse de devenir un robot.
Et dans un marché aussi cruel que celui-ci, cette authenticité vaut mille fois plus que les sarcasmes d’un ancien champion.
